Fiche de lecture : L'avenir d'Internet - unité ou fragmentation ?

Auteur(s) du livre : Clément Perarnaud, Julien Rossi, Francesca Musiani, Lucien Castex
Éditeur : Le bord de l'eau
9782385190682
Publié en 2024
Première rédaction de cet article le 9 novembre 2024


La fragmentation d'Internet est un sujet complexe, et souvent mal traité. Ce court livre fait le point sur les différentes questions que soulève ce débat et d'abord « qu'est-ce que c'est que la fragmentation ? » J'en recommande la lecture.

Le terme de fragmentation a en effet souvent été utilisé dans un but politique. Des influenceurs étatsuniens ont dit que le RGPD (ou le DSA), avec son application extra-territoriale, menait à une fragmentation de l'Internet. D'autres influenceurs étatsuniens (ou les mêmes) dénoncent toute activité de souveraineté numérique (imposer le stockage des données dans le pays, imposer que les échanges entre entités du pays restent dans le pays, etc) comme de la fragmentation. On entend souvent dire que les Chinois ou les Russes auraient « leur propre Internet » (ce qui n'a aucun sens). On se demande souvent si les gens qui répètent avec gourmandise qu'il y a fragmentation de l'Internet avec les actions russes ou chinoises le déplorent, ou bien s'ils voudraient que d'autres pays fassent pareil… Enfin, le débat est souvent marqué par l'hypocrisie comme lorsque les USA dénoncent le fait que le gouvernement chinois veuille empêcher ses citoyens d'aller sur Facebook alors que lui-même fait tout pour bloquer TikTok. En paraphrasant OSS 117, on pourrait dire « non, mais la fragmentation, c'est seulement quand les gens ont des manteaux gris et qu'il fait froid ».

Bref, le débat est mal parti. D'où l'importance de ce livre, qui est tiré d'un rapport au Parlement européen des mêmes auteurs, et qui étudie sérieusement les différents aspects de la question.

Déjà, première difficulté, définir la fragmentation. Est-ce lorsque une machine ne peut plus envoyer un paquet IP à une autre ? (La traduction d'adresses est-elle un facteur de fragmentation ?) Est-ce lorsque le résolveur DNS par défaut ne résout pas certains noms ? (Et si on peut en changer ?) Est-ce quand les Chinois n'utilisent pas les mêmes réseaux sociaux ou moteurs de recherche que nous ? (Ne riez pas, j'ai déjà entendu cette affirmation.) Bien des participant·es au début ne connaissent pas le B.A. BA du modèle en couches et n'essaient même pas de définir rigoureusement la fragmentation. Les auteur·es du livre s'attachent à examiner les définitions possibles. Non, ielles ne fournissent pas « la bonne définition », le problème est trop complexe pour cela. Il est sûr que tout·e utilisateurice de l'Internet ne voit pas la même chose et n'a pas le même vécu. Mais enfermer cette observation évidente dans une définition rigoureuse reste difficile.

D'un côté, disent les auteure·es, il y a bien des tendances centrifuges. De l'autre, non, l'Internet n'est pas fragmenté, malgré les affirmations de ceux qui tentent des prophéties auto-réalisatrices (comme le notent les auteur·es, le thème de la fragmentation et l'utilisation de termes journalistiques comme « splinternet » est souvent simplement une arme rhétorique). Mais est-ce que cela durera ?

Le livre détaille l'action des États qui pousse à la fragmentation, le jeu des lois du marché qui peut mener à la création de silos fermés (la fameuse « minitélisation de l'Internet »), etc.

Bon, une critique, quand même. Tout débat sur la politique Internet est forcément complexe car il faut à la fois comprendre la politique et comprendre Internet. Et, s'agissant de l'Internet, des faits de base (comme le pourcentage d'utilisateurs qui utilisent un résolveur DNS public) sont souvent difficiles à obtenir. Néanmoins, prétendre que dix sociétés résolvent la moitié des requêtes DNS au niveau mondial est impossible à croire. Le chiffre, cité p. 73, est tiré d'un article grossièrement anti-DoH qui ne cite pas ses sources. (Pour voir à quel point ce chiffre est invraisemblable, pensez simplement que toutes les études montrent que les résolveurs DNS publics sont une minorité des usages, et surtout que cela dépend des pays, les Chinois n'utilisant pas les mêmes que les Français et ielles sont nombreux.) L'usage de chiffres « au doigt mouillé » est malheureusement fréquent dans les débats de politique Internet.

Mais, bon, je l'ai dit, la question est très complexe, les données souvent dures à obtenir et cette critique ne doit pas vous empêcher d'apprendre tout sur le débat « fragmentation » dans cet excellent livre. Et rappelez-vous, l'avenir de l'Internet dépend aussi de vous.

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